**Penser les usagers et l’évolution de leurs usages
La ville est source d’aménités diverses, on espère et on attend d’elle qu’elle fournisse des services. Mais à qui ? Pour qui construisons-nous la ville ? Les services urbains ne peuvent plus être pensés exclusivement en direction des habitants, cette population qui dort dans la cité. Car les usagers de la ville ne sont plus seulement ses résidents. A Paris, où 900 000 personnes viennent chaque jour travailler, il y a moins de Parisiens que de non Parisiens en journée. La ville devient un croisement de flux autant qu’un point d’ancrage, un lieu où l’on passe et où l’on se pose parfois, selon ses besoins, et en fonction de ce qu’elle offre. Elle se recompose autour du mouvement, et se construit dans la tension entre mobilité et immobilité. Elle attire constamment plus d’activités, de populations, qui s’y concentrent et produisent, y travaillent et consomment, qui se déplacent et utilisent les espaces publics, les services et infrastructures urbaines, et parfois qui y dorment. La ville est un espace où se mêlent différents usages, le territoire sur lequel se croisent et s’entrechoquent des approches et des populations très différentes les unes des autres. Construire la ville de demain nécessite donc de réfléchir aux multiples usages du citadin métropolitain. Alors comprendre ses attentes et ses besoins est essentiel pour la faire évoluer en fonction des nouvelles tendances urbaines. La ville peut s’adapter, ses composantes aussi. Penser la modularité du logement, par exemple, permettrait de prendre en compte la multiplicité des usagers et des modes de vie. Par exemple, imaginer un logement modulable selon les étapes de la vie fluidifierait la ville pour ses usagers.
Peut-être cet intérêt pour les usagers n’est-il pas si nouveau. En effet, il renvoie à l’ancien débat sur les lieux et les gens (« people vs place »). Jusqu’à présent, en France, la balance avait penché vers l’approche « place », en concentrant l’action publique vers et sur des territoires déterminés. S’intéresser davantage aux usagers et aux usages reviendrait alors à s’orienter vers l’autre approche, pour se concentrer sur les gens (« people »). C’est-à-dire, considérer les territoires comme des lieux de passage, pour des gens mobiles, en quête d’opportunités, et des lieux d’hébergement des différents âges de la vie. L’objectif serait dès lors de faire des territoires des lieux d’opportunités pour les individus, incités à s’y fixer pendant une certaine étape de leur vie. La technologie a elle, semble-t-il, déjà adopté cette nouvelle vision : les technologies de l’information se concentraient avant davantage sur des fonctions et des tâches (people as tasks), et aujourd’hui, elles considèrent des systèmes d’individus (systems of people). Pour cela, elles ont besoin de mieux comprendre les profils des gens, et elles ont modifié leurs manières de mettre en place et d’optimiser les processus, par exemple de traitement des données.
Le projet du Grand Paris a lui, jusqu’à présent, assez peu mis l’accent sur la question des usages des citadins métropolitains. L’approche a plutôt été institutionnelle, se concentrant sur des enjeux d’infrastructures, des questions davantage financières, ou ayant trait à la gouvernance. Certes ces questions ne peuvent être laissées de côté, mais celles des usages et des pratiques citoyennes sont tout autant importantes, pour tenter d’apporter des réponses innovantes à un projet d’une si grande ampleur. Par exemple, penser des projets innovants, en phase avec les aspirations et les comportements des populations. Car le projet du Grand Paris est l’occasion de renverser et de bousculer les approches, d’expérimenter et de promouvoir l’innovation. Au vu de la diversité des acteurs et des secteurs impliqués, des nombreux débats qui ont remis en question les modes de gestion de la ville, les idées de gouvernance, les conditions semblent réunies pour proposer une nouvelle approche, moins institutionnelle, et qui implique et prenne davantage en compte les citoyens et leurs comportements. Cette nouvelle démarche est l’occasion de recentrer le projet sur la question de l’attractivité de la métropole. La ville attire et repousse des individus : son attractivité tient certes à la qualité de ses infrastructures, services et aménités, c’est-à-dire à sa performance en tant que système de redistribution, mais réside aussi dans sa capacité à impliquer ses usagers dans sa production. C’est-à-dire que tous ses métropolitains soient partie prenante de l’attractivité, du rayonnement et de la construction de la ville. Le projet londonien de métropole (Greater London) semble avoir mis l’accent sur les enjeux d’attractivité et de cohésion sociale, davantage que son homologue parisien. L’idée, alors, serait de comprendre l’évolution des usagers et des usages pour suivre cette nouvelle approche : mieux appréhender les modes de vie et ses transformations (leurs rapports aux technologies, à l’information, au temps, à l’exemple des questions du vieillissement des populations, du bien-être chez les individus, de l’évolution de l’activité…), les habitudes et pratiques des différentes catégories de population (jeunes, touristes, populations âgées…), comprendre les évolutions dans d’autres pays (transformation des pratiques, facteurs de mutation des services urbains…), multiplier les outils pour faire émerger les nouvelles tendances urbaines (statistiques d’usage…).
**2. Les conditions pour une nouvelle approche : les nouvelles technologies et les attitudes citadines
Ainsi, les conditions semblent réunies pour poser la question des usages et pratiques. Tout d’abord, aujourd’hui plus que jamais, les technologies de l’information rendent possible l’observation fine des comportements. Numérisation des données, capteurs, puces GPS, smart meters, smart phone, et des outils de plus en plus performants permettent de traiter l’avalanche de données qui nous submerge. Données innombrables (numérisation, human to machine, machine to machine, OpenData), hétérogènes, non structurées (vidéos, images, sms, voix…) et rapides (données en temps réel, soit des flux plutôt que des stocks d’information) qui génèrent un foisonnement d’expérimentations et d’innovations. Alors, les nouvelles technologies peuvent prendre le pouls des villes et des populations : on peut aujourd’hui mesurer la qualité de l’air et les niveaux de pollution, le bruit, l’indice pollinique, on peut aussi suivre l’émission de sms ou d’appels par une certaine catégorie de population. On les mesure, et on les prévoit. Ainsi chaque jour on reconstitue et on prévoit le niveau de pollution pour le jour-même et le lendemain, et on anticipe les pics de pollution. Les autorités peuvent agir en fonction des prévisions, par exemple par des mesures de régulation de la circulation. De même pour l’évaluation du risque allergique, les populations vulnérables peuvent adapter leurs comportements en fonction des données polliniques. Les résultats sont, dès lors, non seulement un outil d’observation des comportements, mais plus encore un outil d’anticipation, d’adaptation fine des pratiques citoyennes et de régulation de ces pratiques. Ainsi, la modélisation prédictive en temps réel du trafic ou les smart parkings (IBM, Google…) permettent de simplifier la ville auprès des usagers (itinéraires personnalisés pour optimiser les trajets) et sa gestion et régulation par les opérateurs et les autorités (gestion du trafic, du stationnement et des incidents en temps réel). Dernière innovation encore à l’état de test, les pavés intelligents : une dalle intelligente intégrée à la chaussée et dotée d’un capteur / microprocesseur, qui donne aux usagers la possibilité via leurs smart phones de connaître les attractions à proximité, et qui recueille en même temps les statistiques d’usage du pavé, c’est-à-dire les taux de fréquentation, pour permettre à terme de mieux connaître la fréquentation du lieu et d’optimiser la gestion de l’espace public par les autorités et opérateurs de service. Les nouvelles technologies permettent l’émergence d’une ville intelligente, une « smart city » qui s’appuie sur des « smart grids », « smart meters », « smart phones ». Nombre d’entreprises et d’organismes public ou privé ont d’ailleurs créé des laboratoires d’observation de la ville intelligente (Smarter City d’IBM, Ville 2.0 de la Fing…). L’objectif ? Capter des données en temps réel, les interpréter et les exploiter pour adapter les services urbains et produire des solutions innovantes : interconnexion des systèmes en temps réel, mise à disposition aux opérateurs urbains, optimisation des flux, prédiction et anticipation, lisibilité de ces informations croisées aux usagers.
Parallèlement, l’évolution des comportements citoyens renforce cette tendance émergente. L’espace public devient un lieu pour s’exprimer, notamment pour ceux qui revendiquent une plus grande participation aux réflexions voire à la construction de la ville durable. Ils sont plus exigeants et attendent des informations plus nombreuses, précises, personnalisées et anticipées. Pour eux, les nouvelles technologies permettent de démultiplier les usages possibles. Alors ils sont de plus en plus souvent mis à contribution pour produire de nouvelles données. Ainsi l’expérience de la Montre Verte / City Pulse a vu s’impliquer de nombreux individus autour de ce projet expérimental et innovant. Capteurs (pour saisir les données), puce GPS (pour localiser la montre), puce Bluetooth (pour communiquer les informations au smart phone) permettent de mesurer en temps réel la qualité de l’air (ozone) et du bruit (son). Une nouvelle tendance émerge donc, qui voit s’investir un plus grand nombre d’individus dans la production de la ville, par exemple en devenant coproducteur de nouveaux services urbains ou en réfléchissant à l’impact des villes sur l’environnement et la santé. Le quartier devient un laboratoire (living lab), un lieu d’expérimentation, et les citadins ses cobayes, ou ses chercheurs. Le développement de FabLabs s’inscrit dans ce mouvement : plateformes ouvertes à tous, l’objectif est de favoriser l’invention en ouvrant aux individus l’accès à des outils intelligents et numériques. Ils s’adressent aux entrepreneurs, designers, artistes, étudiants, bricoleurs, se créent localement, mais font partie d’un réseau mondial de laboratoires de fabrication. Finalement, ce sont des observatoires urbains qui voient le jour, portés par des initiatives locales, où l’on teste en grandeur nature les nouveaux produits qui s’adaptent et qui transforment les comportements.
Ainsi, les nouvelles attitudes citoyennes et les nouvelles technologies du numérique semblent être réunies pour s’engager dans une approche qui privilégie les populations plutôt que les lieux, en construisant la ville selon les pratiques de ses usagers. L’objectif est, par exemple, d’imaginer et de produire de nouveaux services urbains innovants. D’améliorer la gestion et le fonctionnement des services. De faciliter la régulation par les autorités. C’est-à-dire, d’augmenter et d’apporter des solutions aux expériences citoyennes.
**3. L’enjeu : une place à prendre pour les acteurs socio-économiques dans le projet du Grand Paris
Nouveaux comportements, nouvelles technologies, deux maillons essentiels de la chaîne, mais qui ne suffisent pas à changer les modes d’action et à faire émerger une nouvelle vision de la ville et de ses usagers. Certes les technologies facilitent l’observation fine des comportements, mais encore faut-il en tirer parti, travailler avec et faire travailler ensemble les acteurs qui savent produire et créer de l’innovation à partir de la masse de données disponibles. Les acteurs politiques ont un rôle premier à jouer, un rôle d’initiateur. Sans impulsion politique, le système peut vite stagner. Un cas révélateur est l’exemple de Rio de Janeiro. C’est grâce au leadership du maire que de nombreux acteurs, publics et privés, se sont regroupés pour contribuer au développement de nouveaux services en vu de la préparation des deux évènements majeurs à venir (JO et Coupe du Monde). Par exemple, un nouveau système d’anticipation et de gestion du risque d’inondation à été mis en place, grâce au travail commun de différents départements et opérateurs (eau, transport, sécurité…) et surtout grâce à l’impulsion du politique pour bousculer les acteurs concernés et faire émerger une approche innovante de gestion de la ville et des services urbains.
Sans remettre en cause l’ordre institutionnel, il s’agit d’offrir un espace d’expression à des acteurs qui pourraient apporter une vision différente et donner au projet une nouvelle impulsion. Aménageurs publics et privés, opérateurs et gestionnaires de services, bureaux d’études, autant d’acteurs intéressés par le développement du Grand Paris, et par la question des usages des métropolitains. Cependant, à cette question commune, fait défaut une réponse partagée. Les différents secteurs sont performants (aménagement, distribution de l’électricité, traitement des déchets, gestion du stationnement…), mais la coopération horizontale nécessaire à produire des représentations partagées et des projets communs est encore peu développée. Les espaces d’échange et de communication sont peu nombreux, et aucun diagnostic ni stratégie commune ne guident les actions. Ainsi, une meilleure connaissance des pratiques dans la ville, par exemple de statistiques d’usage en fonction des catégories de population, de statistiques de fréquentation de tel espace ou service, permettraient aux différents acteurs d’adapter leur offre de service aux pratiques citadines, d’améliorer et de rationaliser leur mode de gestion et de fonctionnement. Ils bénéficieraient d’une interconnexion des systèmes, qui optimiserait les consommations ou réduirait les coûts en les partageant entre opérateurs. Des données plus nombreuses, analysées, faciliteraient leur évolution et adaptation (par l’innovation, l’optimisation de la qualité et quantité des offres…). Sans rêver de l’ultime base de données qui recenserait tous les usages de la métropole en temps réel, il est possible à partir des savoirs pratiques détenus par les différents opérateurs –sans dévoiler les secrets commerciaux- d’en tirer quelques leçons anthropologiques sur les pratiques des citadins métropolitains. Au-delà, évidemment, on peut envisager des développements techniques permettant d’optimiser les fonctions et la gestion des systèmes urbains (mobilité, fluides, énergie, etc…).
Chaque opérateur est conscient de l’importance et de la valeur de ses données. Chacun, dans son domaine, produit des connaissances en interne, mais qui interpellent d’autres opérateurs. Ainsi certains ont développé leur propre observatoire ou laboratoire de la ville : Vinci a mis en place la Fabrique de la Cité, et Veolia le Laboratoire des Mobilités. L’objectif de ce dernier, anticiper l’évolution de la société, de son économie, de sa culture et de son environnement, mais pour répondre à des questions qui ont trait à la mobilité. Mobilité virtuelle, mobilité partagée, mobilité face au vieillissement de la population, mobilités douces, mobilité contemporaine face à la question du bien être… autant de sujets qui touchent et impactent pourtant une diversité d’acteurs (les distributeurs d’eau, d’électricité, les télécommunications, et bien d’autres secteurs). Bâtir des représentations communes, sur des enjeux communs, permettrait de faire émerger des réponses communes et d’apporter de nouvelles idées au projet politique.
**4. Le projet : les atouts de l’Ihédate pour produire une contribution collective : mieux comprendre les usages de la métropole et les pratiques des métropolitains
Si l’impulsion ne vient pas des institutions politiques, elle pourrait donc venir des acteurs socio-économiques. C’est là que le projet de monter un groupe de réflexion qui réunisse des anciens auditeurs de l’Ihédate impliqués dans le Grand Paris prend tout son sens. L’idée, dès lors, serait de créer un écosystème d’acteurs, qui puisse se regrouper sur certains thèmes et valoriser des savoirs pratiques et des ressources qui interpellent tous les participants. Un smart system, donc, pour faire émerger une smart city. Les acteurs ? Des aménageurs, publics et privés, à l’exemple de grands groupes de construction, ou d’organismes type EPA et SEM d’aménagement. Des opérateurs et gestionnaires des infrastructures et services urbains (l’eau, l’énergie, les déchets), qui gèrent les stocks et les flux de la ville. Mais quels objectifs partagés, et pour quel intérêt commun ? Car il ne s’agit pas seulement d’élaborer collectivement une vision stratégique en intensifiant les échanges, il faut aussi trouver les intérêts, communs ou particuliers, qui incitent à agir de manière collective dans la gestion urbaine du territoire, et à avancer vers une nouvelle approche de construction de la ville. L’idée est de créer des logiques de coopétition en confrontant différents acteurs (auditeurs) à l’altérité, sur un territoire qu’ils partagent.
Alors, la question des comportements des métropolitains serait l’occasion de se regrouper autour d’un enjeu commun. Observer l’évolution des modes de vie (question du bien être…) et la mutation des populations (vieillissement,…) et de leurs comportements, caractériser les émergences fortes, les nouvelles tendances et innovations, sont autant de propositions qui intéressent toute une variété d’acteurs. L’Ihédate, de par la variété des acteurs qu’il regroupe, et l’originalité de son approche, a des atouts pour rassembler les acteurs autour des questions d’évolution des usages et d’émergence de pratiques. Il apporte en effet une manière de produire du savoir qui n’est ni corporatiste ni savante, mais davantage pratique, autour d’acteurs qui agissent sur un champ commun, le territoire.
Ces acteurs ont donc une place à prendre dans le projet du Grand Paris. Ils rendent possible l’émergence de représentations communes, autour de la question de la multiplicité des usages et des usagers. Chacun apporte une certaine lecture des citadins métropolitains, qui repose sur des savoirs pratiques particuliers, et qui diffère de la lecture politique. Par exemple, La Poste, EDF, Orange, autant d’opérateurs qui déchiffrent et rendent compte selon une certaine grille de lecture des comportements dans la métropole : données téléphoniques, de consommation énergétique, des habitudes et besoins de mobilité ou de sédentarisation, et bien d’autres informations qui rendent compte de l’empreinte des citadins dans la ville. L’occasion se présente alors de regrouper ces acteurs proches des populations pour permettre une lecture exhaustive des usagers et de leurs usages, et de composer les savoirs pratiques pour en faire une contribution originale au Grand Paris. Car cette lecture métropolitaine permettrait de compléter une vision politique et plus technocratique, de contribuer au débat par une production collective sur les usages de la métropole, et par un nouveau regard sur la ville et le citadin. La diversité des acteurs implique de penser la diversité des interrogations sur les comportements métropolitains : questions d’ordre anthropologique, sociologique et sociétal, technologique et marketing, autant d’approches qui permettraient un regard original sur les usages et les usagers.